PUDEUR , UNE ETREINTE IM—PUISSANTE

Publié le par Collectif des Féministes pour l'Egalité

 

Vulnérable. 

Si je devais la dire d’un seul mot, c’est cet adjectif que je choisirais. 

Entre les violences commises en son nom et celles commises contre elle, elle est une force faible, une assurance fragile inhérente à notre humanité, qui fait corps avec elle. Dialectique subtile du voile/dévoilement, elle est art érotique de la mise à distance qui peut , à tout moment basculer dans l’enclos d’une logique de la censure où la honte vient l’enfermer et la faire tourner à vide dans une obsessionnelle pruderie. Délicate pudeur qui se fraie un espace éminemment tenu et cependant allant de soi entre les dangers qui la bordent. Dire cette vulnérabilité n’est pas aisé, le clair-obscur est toujours plus difficile à pratiquer que les lumières crues des évidences. 

Elle n’a donc rien à voir avec une logique de l’excès, elle n’est pas dans l’ostentatoire. Son authenticité est à la mesure de sa retenue, une sorte de liberté qui rencontre sa limite, une exigence intérieure mystérieusement flexible dans son attrait/retrait  « interdit », saisi dans le mystère de son mouvement même qui est lui-même insaisissable. D’autres l’ont exprimé beaucoup mieux que je ne pourrais le faire. Je renvoie pour cela au n° 9 (octobre 1992) de la revue « Autrement », collection « Morales », intitulé : La pudeur, la réserve et le trouble, dirigé par Claude Habib. Parmi les articles qui m’ont spécialement touchée, je vous livre quelques citations. 

Dans celui de Patrick Hochart, « l’espace intime », j’ai relevé ceci : « A raison de la retenue qui lui est inhérente, elle façonne un espace d’impouvoir, fragile assurément, inutile et même incommode, soustrait à l’ordre du monde et comme tel intraitable : un espace qui échappe à l’emprise de tout pouvoir et qui vaut justement comme ce sur quoi il n’est point de pouvoir qui vaille. » 

En tête de celui de Catherine Labrusse-Riou, « La pudeur à l’ombre du droit », il y a cette de J. de Bourbon-Busset (lettre à Laurence, Gallimard 1987) : « Ce qui est difficile à expliquer, c’est la distance à conserver. Chaque être humain est dépositaire de quelque chose qui le dépasse, qui n’est pas vraiment de lui. Cette force ne peut être impunément exposée au grand jour. C’est une essence d’ombre qui supporte mal la lumière crue. Ce qui est le plus intime doit être protégé. Ce n’est pas un trésor, c’est beaucoup plus, c’est le ressort intérieur et il importe de le ménager chez l’autre et chez soi. » 

Mais c’est une formule de Vladimir Jankelevitch ainsi que l’article de Claude Habib « Vertu de femme ? » qui, pour la première résume pour moi ce que j’en ai éprouvé et pour le second en développe le paradoxe par rapport au féminisme contemporain, à partir desquels je voudrais essayer de réfléchir. 

Voici donc tout d’abord Jankélévitch et sa formule lapidaire : « la mort et l’amour sont les mystères de la pudeur. » (Traité des Vertus, tome 3, bordas 1970 p 1472). Eblouissante concision. Tout est dit. Il ne reste plus qu’à méditer ces mots qui la situent d’emblée au niveau de son enracinement originel, mais enracinement sans racines si je puis dire, puisque prenant naissance dans ce sur quoi il ne peut y avoir de prise : le mystère du lien entre la mort et l’amour, l’énigme de l’amour vécu comme éthique de la mort. J’ai trouvé là une manière fabuleuse de résumer cette histoire adamique telle que je l’ai étudiée dans le Coran et telle qu’elle n’est presque jamais racontée. Ce sont en effet des versions honteuses ancrées de façon quasi indéracinables dans le couple péché/transgression qui en sont données, dont le ressort premier est la honte d’où découlent censures d’un côté et tyrannies de la transparence de l’autre dans un face à face violent synonyme d’arrachement de soi, celui de la confusion pudeur/honte. 

Dans sa version pudique elle est re-connaissance de notre nudité éprouvée comme faille qui se couvre et se pare à la fois dans un mouvement de mise à distance vital dans sa réciprocité vulnérable. Vital au point que la racine du verbe vivre en arabe veut  aussi être pudique, et vulnérable parce que sexué qui veut dire mortel. Le geste du vêtement est à la fois écart entre et égard vis à vis l’un de l’autre, le seul où puisse exister une relation d’impouvoir de l’un sur l’autre. Vêtement sentiment d’un voile qui tout ensemble sépare et relie, où se révèle au sein de l’intimité la plus profonde le plus lointain d’un seuil infranchissable sous peine  d’appropriation, de fusion qui fait « chuter » dans la lumière crue/opacité de la dissolution de soi.

Nulle part mieux que dans la relation amoureuse s’éprouve, s’apprend cet art de la retenue « sensible au don précieux de cela même qui échappe » comme le dit Patrick Hochart, comme suspend ombreux de l’incandescence du désir où l’amour et la mort apparaissent sous le même visage, celui où s’épiphanise la vulnérabilité de notre liberté. La pudeur est l’énigme de cette étreinte im-puissante qui nous fait entrer dans l’histoire, dans la civilisation et ses diversités culturelles. Commune aux hommes et aux femmes car inscrite dans la différence sexuée, il faut pourtant se demander si, de cette égalité première transformée en « spécialisation » du sexe féminin comme le dit Monique Selz dans son livre « La pudeur, un lieu de liberté » (Buchet/Chastel 2003), elle aurait perdu aujourd’hui toute pertinence sexuelle et serait devenue une question de choix individualiste indifférent au sexe.

Claude Habib intitule son article dans la revue dont j’ai parlé : « Vertu de femme ? ». Si cette question peut paraître provocatrice ou carrément choquante et rétrograde aux yeux d’un certain féminisme car elle rappellerait l’impératif catégorique d’assignation de la pudeur au sexe féminin du 19ème siècle, je l’ai trouvée personnellement courageuse en ces temps d’effraction différentialiste de « l’affaire du voile » dans le bougé des divisions sexuelles classiques que nos revendications égalitaristes ont contribué à promouvoir, temps traversés par la récurrence lancinante des violences sur nos corps de femmes. Oui, il faut du courage je trouve pour essayer comme elle le fait de parler d’une différence pudique avec un « plus » côté féminin tout en assumant sa lutte de féministe des années 70, c’est à dire sans retomber dans les anciens adages de « l’anatomie c’est le destin » aux accents si funestes. L’assumant et la questionnant dans sa version individualiste/égalitariste d’aujourd’hui, elle essaie de cheminer dans une pensée non pas frontale mais complexe et paradoxale de la différenciation du féminin dans l’expérience du désir qui, qu’on le veuille ou non, s’éprouve comme plus caché, plus enfoui, plus invérifiable et qui rencontre donc exactement ce que cherche à faire la pudeur. Cette subjectivité désirante comme elle l’appelle, qui se situe dans la mouvance d’une alliance visible/invisible plutôt que dans l’immobile complémentarité actif/passif d’une pensée dualiste, dit l’intime d’une liberté qui n’est pas dans l’avoir d’un privé clôturé dont le corps serait propriétaire, ce qui ferait équivaloir liberté avec possession ; autrement dit une liberté liberticide qui ne peut qu’établir  des relations de violence étrangères à celles de ce « tact de l’âme » dont Joubert parle pour désigner la pudeur. 

Alors « vertu de femme ? » Non, si vertu veut dire fuite, esquive, inhibition, réserve feinte. Oui, si vertu veut dire ce tact à même le corps, délicatesse, retenue d’une assurance de soi qui échappe à toute mainmise, à toute prise de pouvoir sur elle et qui communique donc avec le courage de se soulever contre toute forme de tyrannie, intime, sexuelle, sociale ou spirituelle. Oui, si cette retenue est régulation fine d’une liberté inscrite à même le corps, c’est-à-dire bordée par l’invisible qui la fonde, comme une sorte de maîtrise sans maître à la fois vulnérable et sûre d’elle. Oui si cet art de la mise à distance qu’elle est s’éprouve comme énigme d’une étreinte essentielle où se révèle à la fois la puissance impuissante, la hauteur et l’humilité, l’invisible blessure de nos amours mortelles. 

 

M.Laure Bousquet

 

 

Publié dans Débats

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